Association des professeurs retraités
de l'Université de Montréal
Grains
de sagesse
Été 2003, numéro 6
La part de l'autre
La part de l'autre, c'est un roman d'Éric-Emmanuel Schmitt publié chez Albin Michel en 2001. L'auteur est parti d'un fait divers, véridique paraît-il: le 8 octobre 1908, Hitler aurait été recalé par l'École des beaux-arts de Vienne. Il est évident que l'histoire du vingtième siècle aurait été différente s'il avait été reçu et s'il avait ensuite fait carrière comme peintre. La « part de l'autre », c'est celle de ce peintre qu'Hitler n'est pas devenu, mais que Schmitt a imaginée. Aussi ce « roman » montre-t-il en alternance l'histoire du dictateur Hitler et celle de son double, nommé Adolf H. L'un se suicide à Berlin en 1945. L'autre, après un long séjour à Paris où il fréquente entre autres Picasso, Cocteau et Max Jacob, vieillira à Berlin, honnête professeur de peinture marié à une belle juive-eh oui!-et père de jumeaux qu'il adore, avant d'aller mourir chez sa fille en Californie, en juin 1970…
Voilà comment on fait un roman à partir de l'histoire « vraie »: en imaginant cette « part de l'autre » qui ne demande qu'à être retrouvée par l'écrivain comme une sculpture est révélée par celui qui enlève l'excédent de pierre masquant l'œuvre… Mais lequel d'entre nous n'a pas souvent rêvé de revenir en arrière pour que, à partir d'une regrettable réplique qu'on ne dirait pas, en évitant de poser tel geste qui a déclenché un petit désastre, on puisse réécrire le récit de sa vie? Cette part de l'autre est multiple, pour ainsi dire infinie: si nous lisons des romans, c'est peut-être pour y trouver cette part de nous-même que nous ne sommes même pas parvenu à rêver.
Mais se pourrait-il que les Anglo-Saxons, peut-être aussi les Slaves, soient plus doués que les Latins pour retrouver dans la fiction ces reflets inconnus? C'est le Français Rimbaud qui a lancé son célèbre « Je est un autre », mais il n'a pas écrit de roman pour le démontrer. À cause de ces géants du dix-neuvième siècle que sont Balzac, Flaubert et Zola, on croit que la littérature romanesque française est riche. Certes. Mais fait-elle le poids aux côtés de Dostoïevski, Henry James, Charles Dickens, Virginia Woolf, Steinbeck? Raisonneur, le Français semble plus doué pour l'essai. Même l'immense Marcel Proust, le plus grand écrivain français du vingtième siècle, n'est pas un romancier: chez les autres, c'est toujours un peu la « part de lui-même » qu'il recherche, pour la soumettre à une analyse admirablement fine, nuancée, infinie. Peut-être trop de romanciers, moins doués, succombent-ils à la tentation de se prononcer sur tel ou tel débat de l'heure, l'invention dût-elle en souffrir. On se souviendra du procès récent fait à Houellebecq, accusé d'avoir proféré à travers ses personnages des propos haineux contre l'Islam. Quant à Schmitt, il a beau présenter son œuvre comme un « roman », il ne réussit pas à faire oublier l'essayiste qui fait de la politique-fiction. À la fin du livre, l'essayiste prend même le relais du romancier pour conclure: « Dans la seconde moitié du vingtième siècle, cinquante pour cent des prix Nobel reviennent aux États-Unis, les universités américaines ayant servi de refuge aux savants, chercheurs et professeurs qui parvinrent à échapper aux persécutions hitlériennes. » Voilà une thèse assez évidente, qui n'a plus rien à voir avec la fiction: comme romancier, c'est Schmitt qui est recalé…
On pourrait-c'est à cela que je voulais en venir, je l'avoue! - certes en dire autant de beaucoup de romanciers québécois. Je pense au roman qui a valu à son auteur le dernier prix du Gouverneur-général : La gloire de Cassiodore, de Monique Larue. Si on veut savoir comment ne pas réussir à installer une intrigue en 300 pages, on n'a qu'à lire ce livre qui est une sorte de chronique de la petite vie des professeurs de Cégeps (dont certains, justement, se veulent romanciers), mais qui n'est certes pas un roman. Cela m'a rappelé La bagarre de Gérard Bessette, qu'on donnait jadis comme illustration de l'impuissance-à-écrire-des-romans. Il se trouve que je lisais en même temps le roman de Larue et, en traduction sous le titre de Un baume pour le cœur, le dernier roman de Neil Bissoondath. Pourquoi celui-ci semble-t-il réussir si facilement, au contraire, à créer à partir des mêmes ingrédients-la vie d'un professeur d'anglais dans une université montréalaise-un véritable univers romanesque où seule compte « la part de l'autre », un autre plus vrai et crédible encore parce qu'il est fictif? Pourquoi le Québec francophone n'a-t-il produit aucun romancier qui vaille un Robertson Davies ou un Mordechai Richler? Même chez les plus grands d'entre eux (qui sont, en fait, les plus grandes: Gabrielle Roy, Anne Hébert), nos meilleurs romans ne sont habituellement - passez-moi le jeu de mots - que des « bonheurs d'occasion ».
Peut-être cela est-il en train de changer, grâce aux écrivains « migrants ». Parmi eux, plus qu'un Émile Ollivier ou un Dany Laferrière: Sergio Kokis, dont je voudrais reparler parce que, mieux que tous les autres, il sait décrire la « part de l'autre ».